L’armée russe continue toujours son offensive sur l’Ukraine. Ce lundi, Moscou a annoncé son intention de cesser les hostilités pour permettre l’évacuation des civils terrés avec des combattants ukrainiens dans le complexe métallurgique assiégé d’Azovstal à Marioupol, dans le sud-est de l’Ukraine.
Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a affirmé qu’environ un millier de civils et des centaines de blessés y étaient toujours retranchés, dans des conditions catastrophiques, manquant d’eau et de vivres.
La situation sur le terrain a suscité une analyse de Nathaniel Olympio, président du Parti des Togolais (Opposition).
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Guerre en Ukraine et géopolitique en Afrique
Alors que cela a été une pratique courante dans les pays du Sud, particulièrement en Afrique et surtout durant la guerre froide, l’Ukraine, sur le sol européen, est progressivement devenue le théâtre d’affrontements directs entre grandes puissances. Par la guerre qu’elle a portée au cœur de l’Ukraine, la Russie défie les Etats-Unis, la Grande Bretagne et les pays de l’Union Européenne.
L’Afrique a toujours été le continent d’une immense convoitise que suscitent ses ressources naturelles et ses positions géostratégiques sur l’échiquier mondial. Les grandes puissances – précédemment le bloc soviétique d’un côté, le monde libre de l’autre – s’y affrontaient de diverses manières, y compris à travers des guerres par procuration. Avec la chute du mur de Berlin, la fin de l’Union Soviétique a donné un répit à ces conflits ouverts, laissant le champ libre aux occidentaux durant trois décennies.
Depuis une vingtaine d’années, d’autres acteurs s’investissent dans la « conquête de l’Afrique ». C’est le cas des BRICS (Brésil – Russie – Inde – Chine – Afrique du Sud), du Japon, de la Corée du Sud, de la Turquie, des pays du Golfe, par exemple. A l’intérieur des BRICS, la Russie, elle, va au-delà de la conquête purement commerciale et renoue avec l’engagement politique, comme du temps de l’Union Soviétique.
On le voit concrètement par sa présence militaire en République Centrafricaine – et plus subtilement avec l’enseignement du russe qui devient prioritaire à l’université – et au Mali. En plus de son intervention en Syrie, en considérant ce retour en force en Afrique et la guerre en Ukraine, la Russie renouvelle sa présence politique sur la scène internationale. C’est son grand retour après l’humiliation du démantèlement de l’empire soviétique. La conjonction de ces éléments constitue l’indicateur d’un bouleversement de la géopolitique mondiale.
Quel en sera l’impact en Afrique ?
Les incursions actuelles de la Russie en Afrique ne semblent pas être des opérations ponctuelles destinées à se donner des atouts, en vue de négociations dans d’autres champs de conflit d’intérêts avec l’Occident. Elles s’inscrivent dans la nouvelle orientation de sa politique étrangère, faite d’influence et d’acquisitions de parts de marché. Visiblement donc, un investissement à long terme.
Cette dynamique russe sur le continent vient directement en compétition face aux autres grandes puissances et trouve écho au sein de la jeunesse d’Afrique francophone. Cette jeunesse est engagée dans une remise en cause des relations du continent avec l’Occident, et particulièrement avec l’ancien pays colonisateur.
La dégradation des relations entre le Mali et la France, qui se traduit par le départ précipité du Mali de la force Barkhane et l’expulsion de l’ambassadeur de France, puis l’arrivée des russes sur le terrain militaire historiquement dévolu à la France, sont révélateurs de cette nouvelle donne. Cela remet en cause les équilibres établis depuis les indépendances. Ce que la période de la guerre froide n’avait pas réussi à instaurer.
Ceci constitue un fait majeur, caractéristique d’un temps de mutation dont on ne cerne pas encore tous les contours, bien que d’aucuns devinent que la France ne quittera sans doute pas le Mali comme on sort tranquillement du cinéma. L’expérience l’a déjà montré.
Les signaux initialement faibles diffusés par cette jeunesse africaine depuis quelques années sont devenus audibles. Lors de la conférence de presse du 17 février 2022, annonçant la fin de l’opération Barkhane au Mali, le président français disait : «Lorsque j’ai prononcé mon discours à l’Université de Ouagadougou en novembre 2017, j’avais conscience que notre modèle de coopération avec l’Afrique avait atteint la fin d’un cycle».
C’est bien que cela soit ainsi clairement énoncé. C’est un constat évident pour tout le monde. L’est-il autant pour les présidents en exercice en Afrique ? La question mérite d’être posée.
Lorsque la guerre a éclaté en Ukraine, le Conseil de Sécurité de l’ONU a été incapable de prendre une résolution contre la Russie. Et pour cause, cette dernière est membre permanent de ce Conseil et dispose d’un droit de veto. Les occidentaux s’en sont remis à l’Assemblée Générale qui a pu procéder au vote et condamner la présence militaire russe en Ukraine.
Pour un grand nombre de pays africains, ce vote s’est exprimé par l’absence de l’hémicycle ou par l’abstention. Il s’agissait de ne pas prendre position entre les deux camps des grandes puissances, loin de ce qu’il se passait du temps de la guerre froide. Une attitude de prudence qui se comprend et qui est en général en phase avec les opinions africaines du moment, même si certains jeunes expriment leur sympathie pour la Russie.
En revanche, dans le conflit ouvert entre le Mali et la France, tous les pays européens et les Etats-Unis se sont rangés derrière la France, alors que ceux de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) ont eu la dent dure contre leur propre membre mis en cause. Ils ont pris des sanctions très sévères, à la fois politiques et financières. Ce positionnement de la CEDEAO s’est entrechoqué avec les opinions publiques de la jeunesse malienne et de la jeunesse de l’Afrique de l’Ouest qui s’est alignée derrière le peuple malien.
Les deux événements, la guerre russo-ukrainienne et le conflit opposant le Mali à la France, s’inscrivent dans le même registre du bouleversement de la géopolitique mondiale. Les pays africains devraient en faire une lecture similaire et adopter des positions cohérentes qui défendent leurs intérêts communs, et ce, en harmonie avec leurs opinions publiques. Tel n’est pas le cas actuellement.
Des dirigeants en déphasage avec la jeunesse
La jeunesse d’Afrique francophone a accumulé des frustrations persistantes durant de nombreuses années, voire des décennies. Les promesses de démocratie et de développement des années 90 n’ont pas été tenues par les dirigeants dont plusieurs ont compris qu’il suffisait de s’accommoder avec des parodies d’élections pour confisquer le pouvoir.
Plusieurs pays ayant connu une certaine évolution démocratique avec des élections acceptables, qui ont permis des changements pacifiques à la tête de l’Etat, se retrouvent aujourd’hui dans une phase de recul démocratique.
Des chefs d’Etat qui ont accédé à la magistrature suprême par élection transparente, en viennent à modifier la Constitution pour se maintenir au pouvoir au-delà de la limite de deux mandats permis, le cas échéant, par le texte fondamental. Les contestations populaires ne changent pas les ambitions des chefs d’Etat concernés, au prix de plusieurs morts consécutifs à la répression. Un pays comme le Togo, lui, n’est tout simplement jamais sorti du régime monolithique et dictatorial en place depuis plus de cinq décennies.
Les conséquences de ces politiques trop autoritaires et non respectueuses des constitutions, alliées à une gouvernance empreinte d’un niveau de corruption sans précédent, sont directement et durement subies par la jeunesse. Manque d’emplois et capacité financière défaillante dressent le tableau de l’absence de toute perspective de vie meilleure.
Parallèlement à cela, l’accès des jeunes aux instruments d’ouverture sur le monde – internet et les réseaux sociaux – leur permet de découvrir et de voir se démultiplier le champ des possibles dans d’autres contrées. En particulier, de constater les opportunités qui sont proposées et déployées sous d’autres cieux à la jeunesse, notamment en occident, et même dans certains pays d’Afrique autres que francophones.
D’une manière générale, les jeunes africains francophones rêvent d’une vie similaire, de liberté et de perspectives.
Au final, la désillusion qui a suivi les promesses des années 90 en matière de démocratie, la précarité de la vie actuelle et l’avenir qui semble désespérément bouché, deviennent les ingrédients d’un cocktail explosif qui fait perdre toute légitimité aux dirigeants aux yeux de la jeunesse. En focalisant la politique sur la confiscation du pouvoir, les chefs d’Etat sont en décalage avec leur population et passent à côté des grands enjeux de géopolitique mondiale.
Trop peu concernés par la géopolitique mondiale
Au final, les chefs d’Etat ne partagent pas les mêmes ambitions que celles que les jeunes générations ont pour leurs pays. Ils poursuivent en priorité des intérêts trop personnels – maintien au pouvoir coûte que coûte – ce qui ne leur permet pas de tenir compte de la géopolitique mondiale et d’en tirer les meilleurs bénéfices possibles pour leur pays.
Dans l’état actuel des choses, du fait du grand déphasage entre les chefs d’Etat et les attentes de la jeunesse, il est difficile d’envisager que l’Afrique puisse jouer une partition qui lui permette de tirer profit de l’affrontement qui se réactive entre les grandes puissances.
L’harmonie entre un chef d’Etat et son peuple étant un facteur déterminant pour renforcer les chances de succès dans la conduite d’une politique, surtout dans la dimension internationale. En conséquence, la volonté de retour de la Russie en Afrique ne suffit pas pour faire évoluer la situation de dépendance des pays africains, en jouant un partenaire contre un autre. Le risque de se retrouver dans une situation de remplacement d’une grande puissance par une autre est réel.
Que faire ?
Une vigilance avisée et active s’impose pour ne pas rater le coche des bouleversements qui s’opèrent dans l’équilibre des relations internationales. Elle doit émaner de la jeunesse, certes, mais aussi des universitaires, des femmes et des hommes de culture.
Cela est indispensable pour que les acteurs politiques, ceux déjà en place et les nouveaux qui suivront, sentent l’impérieuse nécessité de se conformer aux attentes des peuples et de mener leur politique en conséquence.
C’est à ce prix, et seulement à ce prix, que l’Afrique francophone saura se donner les moyens de trouver une voix organisée qui porte et qui marque des points dans ce nouveau cycle qui s’ouvre dans ses relations avec la France, et plus généralement dans la géopolitique mondiale.
Gamesu
Nathaniel Olympio
Président du Parti des Togolais