Les Togolais iront aux urnes entre le 19 février et le 5 mars 2020 pour la présidentielle. La révision des listes électorales a déjà démarré ce vendredi 29 novembre pour prendre fin dimanche 1er décembre.
Des opposants et des responsables d’organisations de la société civile demandent la « suspension » du processus électoral et invitent le pouvoir à ouvrir des discussions avec l’opposition, pour une « amélioration le cadre électoral ». Certains demandent la recomposition de la Commission électorale nationale indépendante (CENI) et de la Cour constitutionnelle. Dans un entretien à bâtons rompus avec l’Agence Savoir News et Togobreakingnews, le ministre de la fonction publique Gilbert Bawara, aborde toutes ces questions et d’autres sujets d’actualité, répond sans détours et apporte des précisions et clarifications sur tous ces points.
Le climat politique actuel
Gilbert Bawara : Le Togo n’est pas en situation de crise. Il n’y a pas non plus de tensions ou de crispations politiques particulières. Comme partout au monde, en France ou aux Etats-Unis, il y a des débats démocratiques. Des partis politiques et des organisations de la société civile mènent leurs activités de façon tout à fait normale. Il y a des questions et des sujets d’actualité qui passionnent, qui focalisent et cristallisent l’opinion par moment. Il y a des opinions et des prises de position qui s’expriment, surtout dans le microcosme politique. Tout ceci ne traduit nullement une situation de crise ou de tension politique. Je ne suis d’ailleurs pas sûr que, dans la société togolaise et au sein de nos populations hors des élites, les débats et sujets évoqués soient véritablement la préoccupation réelle de nos concitoyens. En toute hypothèse, ces débats ne suffisent nullement pour accréditer et attester que le Togo soit dans une situation de crise politique. Et je ne vois pas ce que certains gagnent en cherchant constamment à susciter et à entretenir artificiellement un sentiment de crise permanente. Ca ne sert à rien et ça ne trompera personne.
Samedi dernier, nous avons été témoins d’un rassemblement organisé par une coalition politico-associative, le FCTD en lien avec tout un conglomérat d’opposants puisque l’essentiel des leaders politiques de l’opposition a rejoint les rangs du FCTD pour mener le même combat et poursuivre les mêmes objectifs. Le niveau de mobilisation, ou plutôt de démobilisation et de désaffection observé lors de ces deux manifestations donne une indication de ce que les Togolais en pensent. Les quelques centaines de personnes enregistrées lors du rassemblement de samedi 23 et de la marche de mercredi 27 novembre 2019 constituent le témoignage évident et symptomatique du désintérêt de nos concitoyens et sans doute de leur désaveu par rapport à certains agissements et certaines pratiques.
Il est vrai qu’à la veille de chaque échéance électorale, il y a toujours des velléités et tentatives de susciter des tensions et des crispations, de créer une situation de blocage et d’obstruction. A la veille de chaque élection, il y a des revendications et des exigences nouvelles tendant à la remise en cause des lois et des institutions, qu’il s’agisse des demandes de modification du code électoral et du cadre électoral, de recomposition de la commission électorale et de la cour constitutionnelle ou des modalités de proclamation et de publication des résultats. Certains partis et acteurs politiques, toujours les mêmes, croient pouvoir trouver le remède à leur échec politique et électoral d’hier dans le changement brutal des règles du jeu. C’est un débat récurrent. Comme à la veille des législatives 2013 et 2018, de l’élection présidentielle de 2015 ou des locales de juin 2019, le prochain scrutin présidentiel de 2020 ne fait pas exception et n’échappe pas à la règle. Cette situation n’est d’ailleurs pas une singularité togolaise, un débat propre à notre pays. L’actualité est riche de débats, de controverses et de contestations dans presque tous les pays de la sous-région qui auront des échéances présidentielles en 2020.
Le fichier électoral
Le Togo dispose d’un cadre électoral qui est conforme aux normes et aux standards internationaux en matière d’élections libres, démocratiques, fiables, crédibles et transparentes. L’essentiel des dispositions et des règles régissant le processus électoral se fonde sur un consensus établi au sein de la classe politique à travers l’Accord politique global de 2006. Ce consensus a été transposé et transcrit dans le code électoral. Ces règles et dispositions n’ont fait l’objet d’aucune modification substantielle depuis lors si ce n’est pour apporter des améliorations.
Le fichier électoral est l’exemple typique des innovations et des améliorations qui ont été apportées au cadre électoral togolais. Notre pays a été un des tous premiers de la sous région et du continent à instaurer l’enrôlement et les cartes d’électeurs biométriques. A chaque scrutin, des améliorations sont apportées pour remédier aux insuffisances relevées.
Tout le monde sait qu’en application du code électoral, notre pays n’était pas obligé — après les dernières élections locales qui datent de moins d’un an — de procéder à une révision du fichier électoral avant le scrutin présidentiel. Mais, le Chef de l’Etat et le gouvernement, dans un souci d’apaisement et dans un esprit d’écoute, ont mis en œuvre tous les moyens pour soutenir la CENI afin de permettre à ceux de nos concitoyens concernés de se faire enrôler et disposer de leurs cartes d’électeurs. Rien ne nous obligeait à le faire. Si nous le faisons, c’est par volonté politique d’ouverture et par souci de renforcer l’exhaustivité et la fiabilité du fichier électoral, de garantir et d’assurer la transparence et la crédibilité de l’élection présidentielle. En matière de fiabilité du fichier électoral, le Togo se situe dans la moyenne haute des pays de la sous région et parmi les meilleures pratiques sur le continent au regard des critères et indicateurs internationaux. En termes de ratio, notre corps électoral représente pratiquement 47 à 50% de l’ensemble de la population. Le droit de contestation des inscriptions, offert à tout citoyen constitue une garantie supplémentaire contre les inscriptions irrégulières ou frauduleuses. Au demeurant, ces dernières seraient totalement inutiles et ne serviraient strictement à rien puis que nous n’avons pas de votes électroniques. Lors des votations, toutes les dispositions existent pour contrôler et vérifier l’identité réelle de chaque électeur et votant, en présence des membres du bureau de vote et des délégués des candidats. Dès lors, les allégations concernant le gonflement des listes dans certaines localités ou parties du pays relèvent davantage d’affabulations et de fantasmes grossiers. Incontestablement, le fichier électoral togolais est un fichier fiable et crédible dans sa manière d’être confectionné, dans les possibilités de contestation des inscriptions et dans les conditions de déroulement des votes.au lendemain de la révision des listes électorales, il est loisible pour la CENI de continuer à travailler ensemble avec les acteurs politiques pour rassurer sur la solidité et la fiabilité du fichier.
Mais pourquoi ne pas procéder simplement au recensement ?
Il ne faut pas céder à tous les caprices et à toutes les revendications fantaisistes et inutilement onéreuses. Surtout lorsque certaines exigences procèdent de manœuvres dilatoires et s’inscrivent dans une logique d’obstruction et de blocage. Certains acteurs politiques et leurs appendices cherchent uniquement à jeter le doute et le discrédit sur l’ensemble du processus électoral pour se donner des motifs et prétextes commodes de contestation des résultats. Les partis ou les leaders dont l’existence demeure virtuelle, notamment ceux qui s’agitent sur les réseaux sociaux, ou dont le poids relève manifestement d’une fiction, ou qui privilégient des voies antidémocratiques n’ont aucun intérêt au bon déroulement du processus électoral et à son aboutissement. Il faut en être conscient et en tirer toutes les conséquences pour éviter la distraction et la diversion.
Dans les conditions actuelles, la fiabilité et la crédibilité du fichier électoral togolais ne se pose pas. La révision en cours permettra de le consolider et de le rendre encore plus exhaustif. Je me réjouis d’ailleurs que, malgré les débats, l’ensemble de la classe politique soit en train d’œuvrer pour que les citoyens qui ont besoin d’être recensés à l’occasion de cette révision puissent le faire. C’est cela le plus important et non les attitudes démobilisatrices.
La CENI et sa recomposition
Nous avons une CENI dont la composition et le fonctionnement reflètent un consensus politique consacré par l’Accord politique global, consensus acté dans le code électoral. Les dispositions relatives à la CENI n’ont connu aucune modification majeure depuis l’APG. On ne peut pas invoquer et appliquer cet accord au gré des contingences, des circonstances et des désidératas. Le vrai problème qui se pose aujourd’hui, c’est l’absence de certains partis politiques d’opposition de l’Assemblée nationale.
Cette situation est le fruit et le résultat de leur volonté et de leur option prise librement en refusant de rejoindre la CENI en novembre 2018 et en décidant de boycotter les élections législatives de décembre 2018. Lorsque nous étions en train de pratiquement les supplier de rejoindre la CENI et de prendre part aux élections, nous attirions leur attention sur le fait que ce sont les élections législatives et la configuration de l’Assemblée nationale préfigurent et déterminent la composition de la CENI. Je suis surpris que certaines organisations associatives ou religieuses qui avaient eu une attitude démobilisatrice ou en tout hypothèse qui n’avaient pas fait ce qui pouvait être fait pour exhorter l’opposition à rejoindre la CENI et à prendre part aux élections législatives, soient encore les mêmes qui commencent encore à reproduire des prises de position également démobilisatrices. Ou alors, si ces organisations avaient pris des initiatives en direction de la C14 de l’époque, elles n’ont pas été entendues. Dans ce cas, l’inconséquence et l’incohérence de la C14 dans sa configuration de l’époque, de ses démembrements et de ses leaders d’alors ne peuvent être aujourd’hui imputées au gouvernement ou à sa majorité. C’est important de rappeler les faits et de situer les responsabilités au lieu de renvoyer toutes les parties dos à dos. Tout le monde savait que le PNP et son leader conduisait le mouvement dans l’impasse, dans une voie sans issue et sans avenir.
Malgré cela, il faut aussi souligner que la recomposition de la CENI, intervenue en mars 2019, a fait la part belle aux partis politiques membres de la C14. Sur les trois représentants des partis politiques extraparlementaires siégeant actuellement dans toutes les structures de la CENI, il y en a deux qui sont issus du CAR et de l’ADDI. Le MPDD qui a rejoint les rangs de la contestation siège à la CENI et dans tous ses démembrements. Les représentants de la société civile au sein de la CENI et de ses démembrements ont été également cooptés en tenant compte de la diversité et du pluralisme qui caractère cette composante. Nous n’allons pas construire une démocratie solide et consolider l’Etat de droit en nous livrant en permanence à une remise en cause des lois électorales et des institutions à la veille de chaque scrutin et échéance électorale, ou en substituant des arrangements politiques de convenance aux règles préétablies. Nous n’allons jamais développer les capacités techniques, institutionnelles et opérationnelles en matière électorale en agissant de la sorte.
Naturellement, rien n’est figé et intangible. Si demain, il y a une situation fondée et objective qui le justifie et qu’il faille réfléchir à la question, on y réfléchira mais de manière sereine et non à la veille des échéances électorales.
La Cour constitutionnelle
Les exigences concernant la recomposition de la Cour constitutionnelle constituent, là aussi, un faux débat. Ce débat n’a pas de fondement juridique. C’est à tort que certains tentent de faire croire que les modifications constitutionnelles et la réforme adoptées en mai 2019 dans le respect de la feuille de route de la CEDEAO auraient pour implication une obligation de renouveler ou recomposer la Cour constitutionnelle. Une lecture et une application combinées des principes à caractère constitutionnel relatif à la non-rétroactivité et aux droits acquis permettraient d’éclairer les Togolais. Il n’est pas nécessaire d’évoquer ici la possibilité d’appliquer par analogie les dispositions transitoires prévues par la même réforme constitutionnelle, toutes choses égales par ailleurs. C’est vrai, c’est un débat politique et on peut le considérer uniquement sous cet angle ; mais alors évitons d’entretenir la confusion et de faire croire à nos concitoyens qu’il s’agirait de se conformer à la Constitution comme si cette dernière était violée. La question n’aurait dès lors de légitimité que si elle est posée en termes de volonté politique d’ouverture et d’esprit d’apaisement et de décrispation. Je suis souvent surpris et même amusé par la tendance de certains acteurs politiques, de la société civile ou de certains milieux religieux qui donnent le sentiment de mieux appréhender le contenu et la portée de la feuille de route de la CEDEAO ou de la réforme constitutionnelle dont le gouvernement a pourtant été l’initiateur sinon un artisan et un acteur de premier plan. Mais cela ne découragera nullement le chef de l’Etat et le gouvernement à persévérer dans une volonté politique d’ouverture et de consolidation du climat de décrispation. Ce qui nous importe c’est de rassurer nos concitoyens et les Togolais de la bonne qualité du processus électoral et renforcer leur confiance.
La sortie des Évêques
Parfois, on est un peu mal à l’aise et même désorienté. Certes les églises et les confessions religieuses ont une mission pastorale et prophétique que personne ne leur conteste. C’est leur droit de proclamer au monde et aux peuples ce qui leur paraît être la vérité, de se prononcer et de s’exprimer sur la société telle qu’elle est ou telle qu’elles la perçoivent. Ils sont aussi des citoyens, libres de leurs opinions et aussi de leurs préférences politiques. Personne ne peut dénier le rôle social de l’église. Mais il y a un certain nombre de problèmes et de questions que la manière d’agir, notamment de la Conférence épiscopale, peut soulever ou poser.
Certaines prises de position des Évêques togolais sont perçues, à tort ou à raison, par nombre de nos concitoyens comme un parti pris partisan et une caisse de résonance des revendications d’un camp. Certaines prises de position, à la veille des élections législatives de décembre 2018, ont donné le sentiment de conforter la C14 dans son intransigeance et son radicalisme avec les conséquences que nous savons. Comme hier, les prises de position actuelles peuvent même avoir un effet démobilisateur. Il me parait excessif et pas raisonnable ni réaliste pour la Conférence épiscopale de demander la suspension ou l’arrêt du processus électoral pour enliser le pays dans des pourparlers interminables. Cela aurait pour effet d’ouvrir une période de doute et d’incertitude pour notre pays avec toutes les conséquences dévastatrices et désastreuses sur le plan économique et social.
Je remarque aussi que la Conférence épiscopale du Togo, à l’exception notable de la RDC, semble être la plus active et la plus expressive de la sous-région sur les questions politiques ! Certains pays voisins ou de la sous-région connaissent de véritables crises politiques et des situations sécuritaires et sociales d’une gravité indéniable, mais on n’observe pas la même manière d’agir des Évêques de ces pays.
Cela étant, il y aussi dans les messages des Évêques et des églises des éléments et des idées qui peuvent inspirer et aider à promouvoir la confiance et la compréhension mutuelles au sein de la société. Je préfère retenir cet aspect positif des choses.
La nouvelle loi sur les manifestations
Cette loi a suscité des débats et controverses sur la base de préjugés et des procès d’intention. La volonté n’a jamais été de restreindre les libertés publiques et d’empêcher les manifestations et les marches. Il s’agit de tirer des enseignements par rapport aux difficultés, aux dérapages et aux dérives du passé pour améliorer le dispositif d’encadrement et de gestion des manifestations publiques pacifiques.
Le bon déroulement de la manifestation de samedi et de la marche de mercredi permet de rassurer chacun. Il suffit pour les acteurs politiques et les organisations de la société civile de faire preuve de responsabilité, de travailler étroitement avec les pouvoirs publics et de leur côté, aux autorités gouvernementales et aux forces de sécurité intervenant dans le maintien de l’ordre de faire preuve de discernement et d’esprit conciliant, et tout se passera dans de bonnes conditions.
Propos recueillis par Junior AUREL