Ministre togolais des affaires étrangères, Robert Dussey est le négociateur en chef du groupe des pays ACP avec l’Union européenne pour la mise place d’un nouvel accord.
Signé le 23 juin 2000 à Cotonou et révisé deux fois (le 25 juin 2005 à Luxembourg et le 22 juin 2010 à Ouagadougou), l’Accord de Cotonou qui lie les ACP à l’UE arrive à expiration en février 2020. Un nouvel accord sera signé la même année.
Dans une grande interview accordée à « Notre Afrik », M. Dussey explique notamment les contours ainsi que les finalités des discussions.
Notre Afrik : Où en sont les négociations entre les 79 pays du groupe ACP (Afrique, Caraïbes, Pacifique) et l’Union européenne afin de parvenir à un nouvel accord de coopération?
Robert Dussey : lancé le 18 octobre 2018 par Monsieur Stefano Manservici pour la partie européenne et moi-même, et mené au niveau technique par le Groupe central de négociation (GCN) au niveau des Ambassadeurs ACP et les hauts fonctionnaires de l’Union européenne, le premier cycle de négociation vient de prendre fin. Lors d’une réunion qui s’est tenue le 14 décembre 2018 à la Maison ACP à Bruxelles, les négociateurs en chef des deux parties ont pris note du rapport d’étape et salué les progrès réalisés en un temps record, par les deux équipes de négociation. Elles sont en effet parvenues à harmoniser, pour l’essentiel, les priorités stratégiques du mandat de négociation ACP avec les directives de négociation de l’UE et ont trouvé un consensus sur l’esquisse de la structure du prochain accord. Elles se sont également accordées sur la nature du prochain accord de partenariat.
Celui-ci sera un accord unique, comportant un socle commun et trois protocoles régionaux (Afrique, Caraïbes et Pacifique) qui revêtiront ensemble un caractère juridiquement contraignant. Il faut dire que contrairement aux directives de négociation de l’Union européenne, le mandat ACP adopté en mai 2018 à Lomé n’a pas prévu de protocoles régionaux. Pour arriver à un compromis, la 108ème session du Conseil des ministres ACP réunie à Bruxelles les 13 et 14 décembre 2018, faisant sienne la nécessité pour les parties de faire preuve de souplesse et de flexibilité dans leur approche, a dû prendre une décision pour réviser le mandat ACP en ce sens. Il s’agit d’une concession de taille qui mérite d’être saluée. Nous n’allons pas cacher notre satisfaction quant à ces avancées notables.
Nous reconnaissons toutefois que le travail qui reste à accomplir est colossal et nécessite beaucoup d’engagement et de disponibilité des acteurs. Mais nous sommes encouragés par le fait que les deux parties ont fait preuve jusque-là d’un esprit positif de compromis qui devrait aider à atteindre un résultat significatif lors du deuxième round de négociation qui commence dès janvier 2019.
Quelles sont les attentes des pays ACP par rapport à ces négociations ? Quelles sont les demandes spécifiques de l’Afrique notamment pour ce nouvel accord. Grandes et nombreuses sont les attentes des pays ACP par rapport au processus de négociation en cours.
Il n’est ainsi pas superflu de rappeler que l’objectif de l’accord de Cotonou était la réduction et, à terme, l’éradication de la pauvreté dans les Etats ACP. Après presque 20 ans de mise en œuvre, on est obligé de constater que le verdict des chiffres est sans appel. En effet, sur les 48 pays les moins avancés dans le monde, 39 appartiennent au Groupe ACP.
Visiblement, cet objectif n’est pas atteint. Il est dès lors évident que quelque chose n’a pas bien fonctionné dans ce partenariat. Par conséquent, il est impératif de réorienter les relations unissant les deux parties vers un partenariat plus équilibré et guidé par de échanges politiques plus ouverts et plus visionnaires, et des accords de coopération assortis de réalisations et de résultats clairs, centrés sur le développement et les personnes.
Ceci dit, pour les ACP, l’objectif principal de l’accord post-Cotonou est de contribuer à la réalisation du développement économique et durable de ses États membres, conformément à l’Agenda 2030 et aux ODD, par le biais d’un partenariat renforcé et approfondi, avec un Groupe ACP jouant plus efficacement son rôle d’acteur mondial. Une des attentes des Etats ACP est de saisir l’occasion unique qu’offrent les négociations actuellement en cours pour conclure un nouveau partenariat qui, tout en consolidant les acquis de l’accord de Cotonou, permettra la mise en place de relations fondées sur l’égalité et le respect mutuel ainsi que sur les principes de la cogestion de l’aide au développement, laquelle doit sortir de la logique du donateur-bénéficiaire.
Il doit permettre aussi un engagement ferme en faveur de la paix et de la sécurité, la promotion de l’intégration régionale et un soutien sans équivoque au multilatéralisme. Quant à l’Afrique, il faut dire qu’elle s’était prononcée très tôt pour une approche beaucoup plus régionale à travers la négociation d’un partenariat de continent à continent avec l’Europe afin de tenir compte de ses spécificités. Tel est le sens de la décision prise en mars 2017 par le Conseil exécutif de l’Union africaine.
Cette position n’a pas reçu une grande adhésion au sein du groupe ACP si bien que le 18 novembre passé, le sommet extraordinaire des Chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine a marqué son appui pour la poursuite du processus de négociation engagé par les pays ACP mais demande que les experts de l’UA soient associés à la négociation du protocole régional africain.
Les priorités stratégiques de l’Afrique dans ses relations avec l’Europe seront définies à cette occasion. Sans préjuger de ce qu’il en sera, on peut penser que les questions de migration, de paix et sécurité, de gouvernance politique, de coopération au développement et de l’industrialisation y figureront en bonne place.
Quelles ont été les principales faiblesses de l’actuel accord et quelles sont les améliorations à apporter dans le nouveau?
Beaucoup de paramètres ont contribué à diluer, au fil du temps, la pertinence de l’Accord de Cotonou. L’une des faiblesses consubstantielles du partenariat ACP est l’image de relations postcoloniales à laquelle il renvoie, à tort ou à raison. À cela, s’ajoute le faible intérêt des deux parties vis-à-vis de ce partenariat, comme en témoigne le niveau de représentativité aux principales rencontres des institutions conjointes, et le faible rayonnement de ce partenariat. Que ce soit en Europe ou dans les pays ACP, en dehors de cercles restreints directement concernés par le sujet, peu de citoyens ont connaissance de ce partenariat et de ses résultats.
De même, le dialogue politique qui devrait permettre, entre autres, de définir et de défendre des positions communes dans les instances internationales afin de mieux influencer la gouvernance mondiale dans l’intérêt des pays partenaires, n’a été qu’insuffisamment exploité. On peut aussi relever l’orientation du partenariat ACP-UE beaucoup trop tourné vers l’Union européenne et le FED mais là, il ne s’agit pas d’une faiblesse intrinsèque à l’accord lui-même mais de sa mise en œuvre.
La conclusion d’un nouvel accord équilibré qui promeut une relation d’égal à égal fondé sur le respect mutuel entre les parties prenantes sera déjà une importante amélioration. Il faut aussi que le groupe ACP travaille à diversifier ses relations. Ce début de siècle a vu l’émergence de nouvelles puissances économiques qui peuvent être de très bons partenaires à la fois politiques et commerciaux : la Chine, le Brésil, l’inde, etc.
Au-delà de tout, il faut que le Groupe ACP fasse sa mutation et sa restructuration afin de devenir un acteur influent sur la scène mondiale, comme l’ambitionnent ses membres. Cela passe par la recherche d’une autonomie financière, la mise en place d’organes dynamiques et proactifs qui peuvent capter et explorer toutes les opportunités et le renforcement de la coopération intra-ACP. Le processus de révision de l’Accord de Georgetown actuellement devrait y conduire, nous en sommes convaincus.
Les négociations de Bruxelles doivent aboutir à un accord sur un socle commun et trois partenariats régionaux. En quoi cela va-t-il consister concrètement ?
Effectivement, l’Union européenne et les pays ACP se sont accordés sur la forme du prochain accord. Il s’agira d’un accord principal, dont l’ossature vient d’être approuvée, et trois protocoles régionaux (UE-Afrique, UE-Caraïbes et UE-Pacifique), le tout formant un accord unique. L’idée des protocoles régionaux est de tenir compte des priorités et particularités de chacune des composantes du Groupe ACP.
Vous conviendrez avec moi que les défis auxquels l’Afrique est confrontée ne sont pas les mêmes que ceux du Pacifique ou des Caraïbes. Pour certaines régions, la priorité est la lutte contre les effets du changement climatique, pour d’autres, c’est la gouvernance des océans ou l’économie bleue, si ce n’est la migration, l’intégration régionale ou la paix et la sécurité.
L’objectif est la recherche de plus d’efficacité et de cohérence. Actuellement, en dehors du cadre ACP, l’union européenne a d’autres cadres de coopération avec chacune des régions ACP. Le schéma retenu permettra de les fusionner.
Au niveau panafricain, l’Union africaine est engagée dans une série de réformes. Quelles sont, selon vous, les réformes importantes qui doivent être engagées au sein de cette institution?
Le sommet extraordinaire des Chefs d’État et de gouvernement de l’Union africaine qui s’est tenu les 17 et 18 novembre 2018 a pris des décisions importantes pour la réforme de notre organisation panafricaine allant dans le sens de l’amélioration de son efficacité. Au rang de ces mesures, on peut citer la révision de la procédure de désignation des membres de la Commission, l’idée étant de réinstaurer la hiérarchie du Président sur les Commissaires. A cela s’ajoute l’élargissement des domaines de compétences de la commission et des Communautés économiques régionales (CER). Il y a aussi la réduction du nombre des réunions statutaires.
Mais la réforme la plus importante, à notre avis, est celle du mécanisme de financement de l’UA. Notez, par exemple, que le budget 2019 de notre organisation est financé à hauteur de 54% par des contributions étrangères. Il va sans dire que cela compromet l’indépendance de notre organisation. Un adage populaire dit que «qui reçoit un cadeau vent sa liberté».
C’est donc à juste titre que je salue l’instauration du prélèvement spécial de 0,2% sur l’importation de certains produits afin d’aider les États membres à honorer, et à temps, leurs engagements financiers vis-à-vis de l’Union africaine. Cette décision, ajoutée à l’application des sanctions à l’endroit des États membres qui cumulent des arriérées de contributions, permettra d’assurer l’autonomie financière indispensable à l’indépendance de notre organisation.
Dans le rapport de la Banque africaine de développement intitulé « Visa Openness Index », qui analyse les politiques d’ouverture sur les visas au sein des pays du continent, le Togo se classe à la cinquième place. Quelle est la politique du Togo en matière de délivrance de visa actuellement et comment expliquez-vous les choix stratégiques du pays à ce sujet?
Ce classement est tout simplement la constatation de l’ouverture de mon pays au reste du monde. La politique étrangère du Togo est résolument panafricaniste. Très tôt, nous nous sommes engagés à promouvoir l’intégration africaine. Quoiqu’on relève ci et là quelques couacs, nous pouvons nous réjouir de l’effectivité de la libre circulation des personnes et des biens pour les ressortissants des 15 pays de notre espace communautaire, CEDEAO.
De façon générale, le Togo applique le système de visa à l’arrivée, ce qui permet à tout le monde de voyager sans problème jusqu’à une frontière du Togo où un visa lui sera donné. Croyez-moi, il s’agit d’une grande facilité. En plus, la diplomatie togolaise s’active à négocier avec des pays présentant un intérêt stratégique pour nous, des accords d’exemption de visa. En 2018, nous en avons signé avec la Namibie, le Qatar, le Royaume du Maroc, le Gabon et la République centrafricaine-
Au moment où on parle de la mise en place d’une zone de libre échange continentale, il est toujours difficile pour un Africain de se déplacer sur le continent. N’est-ce pas paradoxal?
Je vous le concède, cela est paradoxal. Il incombe à l’Union africaine et à nos organisations sous régionales de mettre en place une réelle politique de libre circulation des personnes et des biens, condition sine qua non pour aller à plus d’intégration des peuples et des économies du continent.
Comment analysez-vous la mise en place de cette zone de libre échange à laquelle le Togo a adhéré ?
Le Togo est fier de faire partie des États qui ont, à ce jour, ratifié l’accord de Kigali sur la Zone de Libre Échange Continentale Africaine. Cet accord est une étape importante dans la réalisation des attentes formulées par les pays africains dans le préambule de l’agenda 2063 visant notamment à créer un marché continental permettant la libre circulation des personnes et des biens. Le développement de l’Afrique passe inexorablement par le renforcement du commerce inter-africain.
Comment entrevoyez-vous l’intégration économique et politique en Afrique dans les prochaines années ?
La machine de l’intégration économique et politique en Afrique est déjà lancée. Elle va s’accélérer et se renforcer davantage au cours des années à venir, si l’on s’en tient à la tendance observée actuellement. FIN